"La République coloniale" par Fred

Publié le par La Bifurcation

undefinedLe titre de l'essai écrit en 2003 par Nicolas Bancel, Pascal Blanchard et Françoise Vergès ("La République coloniale", éditions Hachette Littératures, collection Pluriel Histoire) en résume parfaitement le propos. Comment peut-on juxtaposer ces deux termes antinomiques que sont République et Colonialisme? Le point de départ de leur réflexion est le suivant : pourquoi, malgré la somme impressionnante de travaux historiques réalisés depuis plus de 40 ans sur la période coloniale[1], ne parvient-on pas à créer un savoir colonial collectif digne de ce nom? Il s'agit en effet de ne pas se limiter à un travail d'indignation et/ou de remords, à l'occasion des commémorations de l'abolition de l'esclavage ou de la sortie d'un livre obscène comme celui d'Aussaresses, par exemple. C'est à ce prix seulement que nous pourrons tenter de comprendre quelles sont les répercussions de la période coloniale sur la société actuelle, aussi bien du côté de l'ancien colonisateur que de celui des peuples postcolonisés. Seules la fabrication et la diffusion d'un tel savoir collectif pourra nous préserver de nouveaux projets de loi indécents visant à reconnaître les "bienfaits" de la colonisation (loi du 23 février 2005) ou d'initiatives de quelques élus fascisant souhaitant réhabiliter d'anciens membres de l'OAS.

 

Ce qu'il faut impérativement comprendre pour pouvoir "décortiquer" l'histoire est que l'épopée coloniale fut essentiellement une entreprise de la République. Il ne s'agissait pas de quelque chose qui se serait produit en marge, ou d'une vision stratégique temporaire, liée à une époque. On peut bien sur avancer que la République voit dans l'entreprise coloniale un moyen de fédérer autour de ses valeurs traditionnelles (Liberté, Egalité, Fraternité) à un moment où elle se sent menacée, d'une part, par un toujours possible retour de la monarchie (l'armée reste toujours délicate à manœuvrer puisqu'elle est dirigée par une aristocratie dont une partie demeure hostile à l'idée républicaine), d'autre part, par les mouvements révolutionnaires internationalistes trouvant un écho grandissant auprès de la population. On peut également invoquer le contexte, l'émergence de la notion de "race" pour caractériser au 19ème siècle les non Européens. Mais cela ne suffit pas à saisir toute la dimension de ce que fut le colonialisme français. En effet, la République se donne pour mission principale d'éduquer et de guider y compris hors de ses frontières. Comment dès lors faire coexister les beaux principes républicains et la réalité vécue par les peuples colonisés, sous population entièrement soumise au joug du colonisateur? La réponse est simple, il suffit de se convaincre et de marteler que ces peuples sont inférieurs et pas assez éclairés pour pouvoir bénéficier, en l'état, des valeurs républicaines, il leur faut une phase d'éducation, fût-elle meurtrière. La question consiste alors uniquement à savoir si cette inégalité des "races" est temporaire et pourra être comblée un jour ou si elle est éternelle  et si son élimination se résume à un idéal inaccessible vers lequel il faut tendre (vision de Jules Ferry). Un travail de propagande d'envergure sera donc le corollaire indispensable à cette République coloniale[2]. Jusqu'au début des guerres de décolonisation, quasiment aucune voix discordante ne se fera entendre…

 

Une fois acceptée cette schizophrénie de la République, la difficulté à replonger de manière rigoureuse et objective dans cette période parait tout de suite moins incompréhensible. Faire le bilan de ce que fut réellement la colonisation revient à questionner les fondements mêmes des valeurs républicaines. Rien d'étonnant donc à ce qu'il soit si difficile de mettre à plat, d'analyser et de faire analyser au grand public ce que furent les crimes coloniaux. A ce jour, quasiment aucun travail sérieux de diffusion n'a été effectué en ce sens. Si les massacres de Sétif, perpétrés le 8 mai 1945 en Algérie commencent à peine à être reconnus par la société (voir L'avocat de la terreur), qui a entendu parlé de ceux de Madagascar en 1947[3] ou du Cameroun en 1955? On mesure bien là le fossé qu'il nous reste à combler… C'est ce fossé qui explique sans doute en partie, la quasi absence de Maghrébins, de noirs Africains ou d'Asiatiques au sein de notre classe politique, garante de ces fameuses valeurs républicaines!

Fred 


[1] Plus de 200 ouvrages, universitaires ou non, paraissent par an sur les thèmes les plus divers.
[2] Qu'on songe à la création artistique (orientalisme, cinéma colonial tel "Pépé le Moko"), aux travaux de certains "scientifiques" effectuant des mesures dimensionnelles de crânes  d'"indigènes" ou à l'exposition coloniale de 1931 à Paris, quasiment oubliée de nos jours, où des zoos humains étaient proposés au public.  
[3] Le début d'insurrection de mouvements nationalistes (quelques centaines d'hommes) a provoqué une sanglante répression coloniale dont le bilan est estimé à plusieurs dizaines de milliers de morts. Le 6 mai 1947 des centaines de militants du Mouvement Démocratique de la Rénovation Malgache (MDRM) ont été enfermés dans des wagons et fusillés. L'armée coloniale a également testé des techniques de guerre psychologique, notamment en jetant des prisonniers vivant sur des villages lors du survol de ceux-ci. Voir à ce sujet le site de la LDH Toulon.

Publié dans Bouquins

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N
Réflexion sur la république coloniale de Nicolas Bancel, Pascal Blanchard, Françoise Vergès<br /> La question qui me semble être posée est la suivante : pourquoi des concepts tel que liberté et justice, sur lesquels repose la république, ne semblent plus valables quand il s’agit des colonisés de cette même république ? Autrement dit qu’est ce qui conduit une société éprise de justice et de liberté à infliger à une autre société humiliation et injustice ?<br /> Sans être expert en la matière, j’aimerai participer et tenter de placer quelques pièces à ce grand puzzle. Trois axes de réflexion me viennent à l’esprit :<br /> - le besoin crée l’action<br /> - la perception de l’autre = modèle de pensée<br /> - l’action dépend aussi de la réaction<br /> 1. le besoin crée l’action :<br /> Le besoin de liberté, de justice a conduit à la naissance de la république. Cet héritage laissé à la France (qui est en outre un besoin vital universel): peut-il se prévaloir d’être universel dans un monde où, pour exister, il est nécessaire de prouver qu’on en est digne ? par ailleurs, dans nos sociétés modernes, nos besoins vitaux ne sont plus ceux de la survie mais ceux de la consommation !! (si bien qu’il nous est bien difficile de distinguer nos vrais de nos faux besoins…) la conséquence en est la quête effrénée de la richesse, le besoin de richesse et de pouvoir à fait naître l’expansionnisme ; la colonisation en est une expression ; elle est le premier pas vers l’humiliation de l’autre, c’est ce pas qu’il ne faut pas faire car il est suivi de bien d’autres (esclavage, zoo humain, génocide…) les abominations qui en découlent démontrent bien la rupture de ce qui normalement nous lie à l’autre : l’humanité.<br /> La science nous a permis de nous opposer à la sélection naturelle des plus forts, ‘sélection naturelle’ que nous avions jugée cruellement injuste ! nous lui avons substitué une « épuration » des plus faibles, autrement plus injuste, parce que nos besoins ont été pervertis par un mode de vie, une société de plus en plus froide et exigeante dans laquelle, pourtant, la liberté et la justice sont institutionnalisés…<br /> 2. la perception de l’autre= modèle de pensée<br /> A mon avis, nous avons deux modèles de perception du monde qui nous entoure ; le premier est basé sur la « pensée rationnelle » dont le fruit est la civilisation actuelle, une civilisation où la science prend une part importante, la société est bâtie sur un système de pensée, l’effort cérébral est la source de la vie sociale, ses bienfaits ne sont, certes, plus à démontrer ; seulement, il semble que, même la pensée rationnelle connaît des dérives ! elle prend parfois des « allures intégristes », elle devient carrée, fermée, intolérante, dépouillée de son sens humain. Il s’en suit une exclusion de ceux qui ne « réfléchissent » pas, ou qui ont un mécanisme de réflexion différent.<br /> Le second mode de perception est retrouvé dans les sociétés « primitives »qui apprécient le monde à travers leurs sens. Ils se confondent avec la nature, ils sont à son écoute tout en assurant leur besoin de survie. La société est structurée autour de la terre, centre et source de la vie, elle est respectée de manière très diverse. Les « bienfaits » de la civilisation ont détruit l’équilibre de ces sociétés !<br /> A l’antipode les uns des autres, ces deux modes de fonctionnement, présentés de façon caricaturale, font que la perception de l’autre s’en trouve différente : un homme « civilisé », se place automatiquement à un niveau supérieur, (selon ses propres repères !) par rapport à celui qui ne l’est pas, ce dernier devient un objet de curiosité malsaine, de distraction ou bien il est exclu avec des moyens très variés…<br /> L’homme « sauvage » que je dirai non pas ‘’terre à terre’’ mais prés de la terre, est à l’écoute de tout ce qui bouge autour de lui, son esprit est ouvert à l’autre, même différent ! cette tolérance nous manque cruellement à nous « civilisés »…<br /> Il existe ,a mon avis, un déséquilibre entre le « sens » et la « raison », nous nous sommes tellement éloignés de la terre que nous en avons perdu notre humanité, nous avons crée une civilisation qui détruit notre environnement et qui nous détruit. Nous avons perdu notre sens de survie. Notre seul espoir est de le faire revivre à la manière de cet indien d’Amazonie qui est sorti de sa forêt parcourir le monde pour le sauver, ce « sauvage » est le dernier trait d’union avec nous même !!<br /> 3. l’action dépend aussi de la réaction<br /> La pérennisation des différentes exactions commises dépendent, à mon sens, de la réaction de celui qui subit l’action de la colonisation. Au delà de l’indignation provoquée par les massacres de Guelma ou de Sétif ; l’Algérie se portait bien car les Algériens n’ont jamais cessé de réagir. La gravure avec laquelle tu présentes ton écris est déchirante par le désespoir que nous ressentons face à la cruauté de la situation, mais elle est surtout belle car ceux qui meurent dans les derniers retranchements sont bien vivants parce qu’ils meurent, debout, les yeux ouverts. Il y’a eu par la suite : Mokrani, Abdelkader…ce qui a mis les colonisateurs en situation d’insécurité permanente, l’escalade après cela était inévitable jusqu’au dénouement final…<br /> Je pense que le pire est certainement l’humiliation subie par ces peuples exhibés dans des zoos humains, au monde civilisé et dont la réaction n’est venue que bien plus tard. La culture de la tolérance comme celle de l’intolérance prennent du temps pour s’effacer…<br /> En somme, je pense que les acquis de la république ne sont toujours pas un héritage universel, ceci est d’autant plus vrai que la mondialisation que nous vivons est celle de l’hégémonie des plus forts. L’universalité de la république est encore à construire, elle ne peut se concevoir sans démocratie universelle, sans un droit universel applicable à tous, cela ne peut se faire sans une institution forte, garante de son application :ONU ? Etats Unis ? je crois bien qu’il y’a beaucoup à faire !<br /> <br /> un jour viendra où je percevrai à travers ton visage, la quantité « d’être humain » qui est en toi au lieu de ta couleur, des dimensions de ton crâne ou du contenu de ton porte monnaie. Des milliers de gens, conscients de l’absurdité de ce vécu, luttent inlassablement pour que ce jour arrive pour tous !!
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B
Hello<br /> Le prétexte fallacieux de l'infériorité des "races" colonisées, et celui rendu implicite, de la mission "humanitaire" des colonisateurs à l'égard des colonisés doit être rappelé, analysé, mis en avant bien sûr. Mais il me semble que l'argument de géo-politique économique mérite tout autant l'intérêt ; il a été déterminant : c'est essentiellement pour s'approprier les richesses des pays colonisés que les invasions eurent lieu. Que les colonisateurs soient issus de démocraties, de républiques ou de dictatures, ça n'a que peu d'incidences finalement. Pour rappeler le terme cher à Vergès (Jacques), c'est bien l'Etat qui devient terroriste par son oeuvre de colonisateur ; peu importe qu'il ait été royaume (Portugal, Espagne aux XVe et XVIe siècles), monarchie parlementaire (Grande-Bretagne), république (France, Etats-Unis) ou dictature (Allemagne, Italie)...<br /> <br /> "pourquoi, malgré la somme impressionnante de travaux historiques réalisés depuis plus de 40 ans sur la période coloniale, ne parvient-on pas à créer un savoir colonial collectif digne de ce nom?"<br /> Le sentiment de honte. Le paradoxe entre Liberté, Egalité, Fraternité et les moyens scandaleux mis en oeuvre pour coloniser, pour soumettre les populations uniquement dans un but de profit. Par conséquent, pour redorer le blason de ce passé humainement peu glorieux, certains auteurs et acteurs de ces événements noient le poisson, essaient de balayer les saletés de la colonisation sous le tapis pour n'en faire apparaître que les côtés positifs.
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