"Actrices" et le cinéma français par Fred

Publié le par La Bifurcation

Actrices.jpgDans "Actrices", son deuxième long métrage après "Il est plus facile pour un chameau", sorti en 2002, Valeria Bruni Tedeschi incarne Marcelline, une comédienne retenue pour interpréter au théâtre, Natalia Petrovna, personnage principal de la pièce de Tourgueniev "Un dimanche à la campagne". Les premiers plans du film (erreur d'appartement lors de la livraison d'un piano sur l'île Saint-Louis à Paris) posent le décor : Marcelline est riche et la période de sa vie qui va nous être montrée sera une succession de "loupés". Comment pourrait-il en être autrement pour cette femme de 40 ans, célibataire et sans enfant, qui ne semble faire que des intrusions occasionnelles dans la réalité ? En effet, Marcelline parle avec les morts, que se soit son père ou son premier amour lors de très belles scènes directement inspirées des séquences similaires de "Roi et Reine" d'Arnaud Desplechin, similitudes renforcées par la présence de Maurice Garrel. Marcelline a également une fâcheuse tendance à confondre fiction théâtrale et réalité de sa propre vie. Pourquoi ne pas tomber amoureuse d'Eric (interprété par Louis Garrel), puisqu'il en est ainsi dans la pièce? Seul artifice restant à Valeria Bruni Tedeschi pour ramener Marcelline à sa condition de personnage "réel" : matérialiser Natalia Petrovna pour paradoxalement, lui conférer à tout jamais un statut fictif. Reste alors à notre héroïne à surnager (au propre comme au figuré, dans une piscine ou dans la Seine) pour ne pas se noyer dans la fiction. La dernière scène du film revêt donc à ce propos une importance toute symbolique.

Autour de Marcelline gravite le petit monde du théâtre, l'occasion pour la réalisatrice de démontrer tout son sens de la comédie, déjà remarqué dans son premier long métrage. La caricature du metteur en scène torturé (incarné par Mathieu Amalric), s'évertuant à gommer toute forme de psychologie au profit d'une confrontation des corps, fidèle en cela aux préceptes de Sartre, est particulièrement jouissive.

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Bien sûr "Actrices" n'est pas un "grand film". Bien sûr, on pourra lui reprocher son côté "parisianiste". Il n'empêche qu'il constitue une preuve supplémentaire du dynamisme et de la créativité du cinéma français, mis en avant par Jean Douchet depuis 3 ans tous les lundis soirs à la Cinémathèque. Or cette vitalité, qui lui permet de rester un des meilleurs cinémas au monde, et par voie de conséquence, à faire du public français un des plus cinéphiles de la planète, est le résultat du système de financement actuel des films. Celui-ci est fondamentalement égalitaire, puisque l'essentiel des moyens financiers alloués à la production cinématographique provient des taxes d'exploitation des films en salle et en vidéo ainsi que des recettes des chaînes de télévision[1]. L'ensemble de ces ressources est ensuite redistribué par le Centre National de la Cinématographie (CNC). En résumé les productions riches, représentant quasiment systématiquement un cinéma de pur divertissement, financent le cinéma conçu comme expression artistique. C'est ce qu'on appelle l'exception culturelle qui date d'après guerre[2], et qui résulte de la volonté de concurrencer la puissance de frappe d'Hollywood.

C'est ce système solidaire qui est menacé aujourd'hui, tout comme celui du financement des intermittents du spectacle hier. Ce que le gouvernement entend par démocratisation de la culture, c'est "veiller à ce que les aides publiques à la création favorisent une offre répondant aux attentes du public", comme le rappelle Cédric Klapisch dans sa lettre ouverte à Sarkozy[3]. Un des indicateurs fixés à la ministre de la culture (et de la communication) est la "part de marché des films français en France[4]". Cette incursion dans le champ lexical du monde industriel et financier est révélatrice de la volonté de soumettre entièrement l'expression artistique aux règles du marché, et de ne juger sa vitalité qu'en fonction de son rayonnement sur ce marché. Cette logique libérale va inévitablement mener à un nivellement par le bas, de la qualité de la production cinématographique, comme cela a été le cas dans d'autres domaines (financement des retraites, assurance maladie, …). Quoi de plus facile en effet que d'accroître cette fameuse part de marché des films français : il suffit de sortir un "Visiteurs 12" ou un "Astérix au pays des Soviets" tous les ans. En revanche comment pourront encore émerger des Arnaud Desplechin, des Xavier Beauvois ou des François Ozon, et avant eux des Resnais, des Chabrol ou des Rohmer? Le milieu des cinéastes a raison de se défendre contre cette attaque en règle (cf. le discours de Pascale Ferran lors des derniers Césars), et espérons qu'il résistera mieux que ne l'ont fait les cheminots!

Fred

[1] Tous les détails sont présentés ici.
[2] Tout comme la sécurité sociale, dont les principes de base sont en tout point similaires : on cotise en fonction de ses moyens et on reçoit en fonction de ses besoins.
[3] Le Monde du 6 novembre 2007.
[4] Le Monde du 13 janvier 2008

Publié dans Cinéma

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