A propos de la grève en Guadeloupe par Jean-Philippe

Publié le par La Bifurcation

Habitant la Guadeloupe depuis 4 ans, affecté en tant que fonctionnaire (enseignant du secondaire), je me trouve au cœur des manifestations sociales qui ont commencé sur l’île il y a 4 semaines déjà et qui, au jour d’aujourd’hui, 11 février 2008, n’ont toujours pas trouvé de solution acceptable pour le collectif meneur de ce mouvement. Le collectif Lyannaj Kont Profitation (LKP) réclame, entre autres 146 points de revendications, la hausse du pouvoir d’achat, passant notamment par la baisse du prix de l’essence à la pompe et du coût des produits dits de première nécessité jugés excessifs par rapport au coût métropole, même si, bien sûr, ce coût intègre le prix du transport maritime ou aérien. Une des dernières revendications, celle qui pose le plus problème, est la hausse de tous les bas salaires de 200 € mensuels.

Des personnes bloquent l'entrée du casino de Gosier en Guadeloupe le 22 janvier 2009
 au troisième jour de la grève générale (source : Libération du 29/01/2009)


Cette crise m’amène à m’interroger sur les conditions particulières de fonctionnement que nous fait vivre cette crise et sur les effets à plus ou moins long terme qu’elle pourrait avoir, le retentissement dans notre pays et à l’étranger qu’elle pourrait connaitre. Sachant que je ne suis ni spécialiste des Antilles, ni économiste, mais simple observateur en local, ce qui suit pourra je l’espère, éclairer les métropolitains par rapport à ce qu’ils entendent dans les médias « officiels ».


Tout d’abord, cette crise a un retentissement personnel : apprendre à vivre avec un approvisionnement chaotique en essence et denrées alimentaires a quelque chose d’inédit, rapprochant les hommes de leurs besoins de base si souvent oubliés. C’est une banalité que de dire cela. Ce qui, je pense, l’est moins, c’est que ces conditions un peu précaires ne favorisent pas forcément la solidarité entre les gens. Par certains aspects, oui, on adopte plus facilement le covoiturage (bien qu’il soit plus difficile d’accepter le covoiturage sur le long terme que lors d’une grève de la RATP d’une journée), on va se refiler des tuyaux pour s’approvisionner et se donner des infos sur la situation, les barrages, etc… Cependant, parallèlement, les dissensions apparaissent encore plus au grand jour, entre fonctionnaires touchant une prime de cherté de la vie et chômeurs ou bas salaires qui eux, ne sont pas du tout revalorisés aux Antilles. Autre point négatif, les réservoirs percés pour récupérer l’essence des autres, ce qui fait penser à un fameux film des années 80 où le pétrole avait quasiment disparu et la bataille pour le carburant faisait rage. On n’en est pas là aujourd’hui, heureusement, mais la pénurie d’essence à l’échelle d’une île est une belle expérience à petite taille ; qu’en serait-il si jamais cela arrivait au plan national ?

Sur le plan personnel encore, nous rencontrons quelques situations exceptionnelles : routes bloquées par des palettes, des poubelles, des panneaux publicitaires renversés ou des carcasses de voiture incendiées, ceci dans les quartiers que nous fréquentons habituellement et à côté de notre lieu de travail. Sans être le chaos, cette altération de la ville policée, cette « a-normalité » a quelque chose d’inquiétant, ou pour le moins stressant. Ayant trouvé un matin mon lycée fermé dans un quartier qui visiblement avait subi des émeutes dans la nuit, j’ai eu immédiatement en tête les images « banales » montrées dans les médias de situations difficiles : celle qui m’est venue ce jour-là, est la flambée de violence que la France a connu lors des divers « événements » dans les banlieues, à la gare du Nord, etc… Sans être comparable, je me suis interrogé sur le vécu de gens, dont certains professeurs comme moi, avec des vies banales, qui se retrouvent brutalement dans des situations de chaos. Comment réagir sainement à ce genre d’événement et comment s’en remettre. A mon niveau, je constate que nous connaissons déjà un certain stress quotidien dû à ces événements et notamment les enfants qui sont très perturbés lorsqu’ils voient par exemple une poubelle renversée qui bloque une rue. J’en conclus que notre société, qui nous berce de multimédia et de voyages lointains, nous déconnecte d’une réalité et, fragile comme elle est, nous donne peu de ressort pour affronter un bug dans la routine. Le sentiment au sein de notre famille est de vouloir devenir autonome dans le futur en cas de crise, que ce soit en Guadeloupe ou en France, autonomie alimentaire (potager, animaux) et énergétique (panneaux photovoltaïques) notamment. Ce qui, bien sûr, est loin d’être à la portée de tout le monde dans cette France où le prix du m² a fortement augmenté et une majorité de gens vit en appartement. Sans doute une autre façon de vivre et de consommer est-elle possible.


Second point sur lequel je m’interroge, c’est la stabilité de nos institutions et de notre mode de fonctionnement. Notre société est basée sur un « toujours plus vite » qui n’admet pas de grain de sable dans ses rouages parfaitement huilés. Ainsi, toute manifestation est actuellement niée par notre gouvernement qui entend poursuivre ses réformes malgré tout. Or, le grain de sable, qui arrive de Guadeloupe et s’étend déjà en Martinique et en métropole puisque Monsieur Besancenot, Madame Royal notamment, ont déjà émis des avis sur la façon du gouvernement à traiter cette crise, ce grain de sable ne va pas sans poser de nombreux problèmes au niveau local et il est évident qu’une grève de 4 semaines a des conséquences graves pour les personnes qui la vivent.

Tout d’abord, l’éducation est au point mort depuis 4 semaines, les écoles, collèges et lycées étant quasiment fermés en continu. Avec pour conséquences évidentes, comment préparer le bac, les examens de BTS, les concours des grandes écoles. Si pour le bac, on peut imaginer un rattrapage local, les BTS et concours sont nationaux. Ainsi, encore une fois, les gens se débrouillent, les professeurs organisent des cours par mail, blogs, etc… solution de secours bien sûr qui ne peut se substituer à des cours « live ». Certains parents font appel à des amis pour des cours de soutien, d’autres à des boîtes privées. Là encore, tout le monde ne bénéficiera pas des mêmes chances à l’arrivée…
Ensuite, c’est toute l’économie qui est stoppée, faute de carburant, d’approvisionnement, et aussi car les grévistes font systématiquement fermer les enseignes qui ouvrent pour quelques heures. Si l’économie locale risque de s’en ressentir fortement, avec des conséquences sur les investissements, le tourisme, encore imprévisibles, ce qui est sûr c’est que les travailleurs risquent de payer les pots cassés, avec déjà 180 dossiers de licenciement déposés par les entreprises depuis le début de la grève.

Troisième point, les entreprises justement, qui ont pratiqué ce que le LKP dénonce justement à savoir, la « profitation », appliquant des marges exorbitantes sur le transport des denrées depuis la métropole à destination des Antilles. Et même sur les îles : un seul exemple, le prix de la banane est le même en Guadeloupe, à 1 km des bananiers, qu’en métropole. Le prix des denrées de base (produits lactés par exemple) est par contre quasiment doublé, ce qui explique les primes accordées au fonctionnaires de l’Etat mais laisse perplexe quant au calcul des bas salaires, identiques à celui de la métropole. Concernant l’essence, importée du Venezuela à un prix inférieur à la métropole, elle se retrouve plus chère qu’en France ; la société qui importe le carburant, la SARA, se retrouve d’ailleurs dans le collimateur du gouvernement pour expliquer ses prix. C’est un bon aspect de cette grève. Si l’Etat refuse d’augmenter les bas salaires, il se retourne justement vers le patronat qui, bien sûr, ne l’entend pas de cette oreille. Le point de blocage pourrait encore durer.

Enfin, ces manifestations laissent entrevoir un malaise dû à l’histoire, les DOM étant des départements à part, notamment du fait de leur culture métissée, et de par leur passé colonial, encore très présent. Ainsi, ce mouvement prend des tournures anti-Etat, avec une couleur parfois anti-Français (ce qui veut dire anti-blancs), provoquant un malaise général pas bien défini. En effet, les blancs ici sont pour beaucoup des fonctionnaires (professeurs, gendarmes, personnels hospitaliers) ou des cadres d’entreprise, les noirs et indiens étant souvent relayés à des emplois subalternes. Ce qui est une réalité quotidienne  et qui n’apparait pas généralement (le métissage, contrairement à ce que l’on m’avait dit avant que je vienne ici, se passe bien et les gens de différentes origines se mélangent) est aujourd’hui révélé par ces manifestations. Tous les habitants de l’île pourraient être touchés si jamais un racisme réapparaissait.

Institutionnellement, les DOM ont un statut particulier et à cette crise économique et sociale s’ajoute une crise politique, avec en ligne de mire le Président de région, Victorin Lurel, que d’aucuns voudraient bien déboulonner. La Guadeloupe étant à la fois région et département, les nombreuses institutions se marchent un peu sur les pieds, se renvoient la balle et il apparait que la simplification du découpage territorial prôné par le Président de la République serait sans doute positif en Guadeloupe. En attendant, l’Etat, par l’intermédiaire d’Yves Jégo, s’est empêtré dans ces négociations avant de renvoyer le LKP face aux représentants patronaux.
Face à cette situation, le statut même de la Guadeloupe pourrait être revu par l’Etat, celle-ci étant probablement une épine dans le pied du gouvernement. Je rappelle pour finir que l’île a voté pour obtenir le statut de TOM en 2004 et que, à 75%, le peuple guadeloupéen a voté non. D’aucuns prétendent que l’opinion aurait été à l’époque manipulée et qu’un nouveau référendum donnerait un résultat différent. A voir ...

de la Guadeloupe, par Jean-Philippe

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N
Je réalise en ce moment même un dossier sur les conséquences en Guadeloupe, votre article est d'une grande richesse, je ne manquerai pas de vous citer dans mon dossier :)
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J
Nicolas, mon fils est dans la situation de Jean-Philippe mais à la Réunion. Il est parti en 2003 avec sa femme, Nathalie, pour retrouver la célèbre vague de Saint Leu (du circuit international de surf) Il fait aussi du parapente et maintenant des vols de 3 heures  Il est prof d’électronique à Saint Gilles, sa femme est comptable dans une entreprise à Le Port. Leur fille, Anaïs Jeanne, a 2 ans et commence à prononcer des mots de créole. Ils ont acheté une « case » (pas ancienne c’est hors de prix) à Saint Leu-La Chapelle à 800m d’altitude (avec la mer qu’on a aux pieds - la Réunion est un volcan escarpé, éclaté, culminant à 3100m !).<br /> Le paradis pour un « zoreille » ?<br /> Nous y sommes allés 2 fois ; des ballades extraordinaires, Cilao, Mafate, etc. Piton des neiges et la Fournaise continuellement en activité.<br /> Nicolas est engagé : il espère un changement de société. Ils sont assez intégrés (voisinage, nou-nou, etc.). Je leur ai envoyé l’article de Jean-Philippe en lui demandant de faire de même pour le Blog. Il le fera certainement. Je pense qu’il va s’engager dans l’action des réunionnais en mars et sans doute après.<br /> <br /> Je n’ai pas suivi précisément, autrement que sur France Inter, la révolte des Antillais, aussi je ne peux faire que des remarques générales et des comparaisons grossières entre les Antilles et la Réunion (je connais peu la Guyane et pas du tout la Polynésie et la Nouvelle Calédonie mais je ne peux que trouver très pertinents les 4 points d’observations et d’interrogations de Jean-Philippe. J’espère qu’il pourra débattre par « la Bifurcation » interposée avec Nicolas et Nathalie. <br /> <br /> La première chose qu’il faut dire c’est que se sont les dernières colonies de l’empire français conservées pour des raisons diverses et par manque de moyens de libération et d’indépendance (avec ou sans d’autres) de ces pays. C’est sans doute en Kanakie et aux Antilles que de tels mouvements indépendantistes ont été les plus forts avec dans les années 70 le GONG en Guadeloupe, très présent dans toutes les luttes d’extrême gauche du moment. Il semblerait que ce courant soit toujours présent en Guadeloupe aux dires de Jean Philippe et des radios métro elles mêmes.<br /> <br /> La deuxième chose est que chacune de ces colonies a une histoire spécifique de peuple indigène et de population colonisatrice. Les Antilles n’ont plus de peuple indigène (indiens décimés par la variole puis par les envahisseurs). La Réunion n’en a jamais eu (Ile déserte). Par contre les autres ont un peuple indigène.<br /> Les envahisseurs ont été les Européens (et ici la France) mais pas qu’eux suivant les cas et avec des fortunes différentes : Blancs planteurs de canne à sucre aux Antilles et esclavagisme d’Afrique forcené aux Antilles, mêmes blancs à la Réunion, mais diversification des esclaves (Afrique, Madagascar) implantation de commerçants Yéménites, Indiens, Tamouls, de travailleurs « libres » indiens à la fin de l’esclavagisme, ruine de la canne à sucre et des gros blancs, apparition de « petits blancs » paupérisés, brassage ethnique. <br /> On pourrait décliner aussi la spécificité de la Guyane, de la Nouvelle Calédonie et de la Polynésie mais chacune de ces spécificités ne joue que sur la forme des événements mais pas sur le fond (objet de la première remarque : ce sont des colonies !).<br /> <br /> Qu’est-ce qu’une colonie ? Très difficile à définir, en apparence, vu les formes diverses mises en œuvre par l’impérialisme, de l’Afrique du Sud à l’Algérie en passant par Israël, sans parler des prouesses en la matière des empires anglais, portugais, espagnol ou batave ! Mais fondamentalement, c’est une occupation (plus ou moins de peuplement) d’un pays pour en pomper les richesses, ou simplement pour des avantages stratégiques (bases militaires, espace maritime, etc.) avec un statut (social ou juridique) inférieur pour les producteurs de richesse (esclaves ou prolétaires) et avec aucune perspective d’émancipation sociale et politique (non équipement, assistanat, tourisme-zoo pour les métros, et … gardes mobiles).<br /> <br /> Ces sociétés de gens colonisés, méprisés, assistés, exploités sont le dépotoir de notre système capitaliste. Dépotoir socio-économique (la misère, une réserve planifiée de main d’œuvre pour la métropole) et dépotoir idéologique et politique (le stigmate des « assistés », des « autres » parce qu’ils sont autre, l’étouffement de toute pensée indépendantiste).<br /> <br /> Evidemment, dans cette période de crise très profonde du système capitaliste, crises inscrites dans sa nature même, telles que l’analyse en a été faite il y a plus de 150ans, le capital, qui règle ses comptes dans son camp, (ils se battent à mort pour survivre) fait payer la note au prolétariat avant de passer aux choses plus sérieuses, une confrontation inter impérialiste, dont le prolétariat payera la plus grosse facture ! Et se sont les plus vulnérables qui commencent à payer, les « peuples » colonisés, les Antilles, La Réunion. Donc jusque là rien de nouveau dans le système capitaliste !<br /> <br /> Ce qui pourrait paraître nouveau, aux observateurs ignorants des luttes des exploités, c’est cette révolte des « esclaves ». (Mais on ne rappellera que l’action de Toussaint Louverture, 1791-1802, finalement interné par Bonaparte). La conscience politique semble encore très élevée chez ces sur-exploités comme le montre leur détermination face à l’état français et leur gestion d’un mouvement vraiment populaire qui dépasse très largement le domaine des « revendications de travail ». <br /> On ne peut que faire une analogie entre la prise de conscience que nous apporte les luttes des Antillais avec celle que nous avons eue des sans-papiers. Le prolétariat « basse-classe » , immigré, sans papiers, à peine sorti du creuset « paysan », qui tient une grève éclatée avec occupation de 2 mois et demi et qui obtient une certaine satisfaction à ses revendications !! Du jamais vu depuis des luttes de 1974 ! <br /> <br /> On peut se demander s’il n’y a pas un nouveau prolétariat qui prend le devant de la scène ?<br /> Les luttes ouvrières ont beaucoup régressées vu la nouvelle l’Organisation Scientifique de Travail (OST) et la législation qui a suivi : les syndicats, attachés aux ouvriers des « trente glorieuses », ont défendu des « privilèges » que la bourgeoisie, dans cette période de faste colonial, pouvait accorder à son ouvrier. A l’heure actuelle, ne se bat que cette « aristocratie ouvrière » qui défend son plat de lentilles sous prétexte de défendre le service public qui n’est qu’une des formes obligée pour le Capital de la reconstitution de la force de travail, mais qui n’est que çà pour le prolétaire, même si çà peut éclabousser les classes moyennes au frais du prolétaire. <br /> La lutte des sans papiers, préparée et soutenue par la CGT Nettoiement, la lutte des ouvriers et familles populaires antillaises et celle qui se prépare à La Réunion, annoncent celles qui vont se développer en métropole : les luttes de la misère, du prolétariat le plus exploité, la jeunesse des cités populaires, des intérimaires et précaires, des étrangers.<br /> <br /> Il faut donc saluer et soutenir sans partage le mouvement actuel des Antilles : Béqués comme zoreilles, marchands de tourisme comme marchands d’illusions ne doivent que se soumettre ou se démettre, prendre le bateau ou se solidariser avec la population travailleuse.
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