"L'Autre" de Patrick Mario Bernard et Pierre Trividic par Fred

Publié le par La Bifurcation

Anne-Marie, assistante sociale de 47 ans, annonce à son petit ami Alex, qu'elle le quitte. Juste avant, en guise de scène d'ouverture du film, nous l'avons vue dans sa salle de bain, fracassant son miroir à coups de marteau avant de s'asséner un violent coup sur la tête et de tomber évanouie. C'est le trajet entre ces deux moments (la rupture et la folie) que vont décortiquer Patrick Mario Bernard et Pierre Trividic dans leur film.

Ce qui intéresse les deux réalisateurs n'est pas tant la question du pourquoi (pourquoi Anne-Marie a-t-elle sombré dans cet état de folie?), que celle du comment. Le facteur déclenchant nous est en effet rapidement dévoilé : notre héroïne vacille lorsqu'elle apprend que la nouvelle compagne d'Alex a le même âge qu'elle. Un peu comme si l'effondrement du scénario dont elle avait fini par se persuader (son compagnon finira fatalement par la quitter pour quelqu'un de plus jeune, d'où le fait d'avoir pris les devants) ébranlait sa raison. Dès lors, c'est sa lente plongée dans la schizophrénie qui va nous être présentée.

Le premier atout du film réside dans son interprète principale, Dominique Blanc. Son visage énigmatique et sa capacité à faire surgir à tout moment l'étrangeté et l'angoisse dans son jeu, font merveille pour incarner cette femme désemparée.



Mais le réel tour de force de Bernard et Trividic concerne la mise en scène. Rarement celle-ci aura été autant mise au service du propos d'un film. Tout ici, les plans, les prises de vue, le montage (déstructuré temporellement), évoque la schizophrénie et les obsessions du personnage principal. L'objectif est de faire ressentir visuellement au spectateur cet état mental évolutif. Principal artifice utilisé : le miroir, celui-là même qu'on essaie de recouvrir de papier journal dans la scène ouvrant le film. Ustensile clé au cinéma, celui-ci est généralement utilisé pour rappeler au spectateur que tout ce qui va lui être montré est faux, que malgré les apparences de réalité intrinsèques au 7ème art, le spectacle auquel il assiste n'est que le reflet déformé, exagéré, de ce réel. L'illustration la plus célèbre de cette théorie est due à Joseph Losey qui, dans "The servant", se paie le luxe d'un plan de miroir réellement déformant. Les miroirs utilisés dans "L'Autre" ont un autre but : montrer le dédoublement progressif d'Anne-Marie, son reflet lui obéissant de moins en moins. A peine perceptible au début (y compris par elle-même), ce décalage entre le personnage et son double s'accentue, l'amusement initial cédant progressivement la place à l'effroi. Mais qui est ce double désobéissant? La réponse nous est donnée dans une étonnante séquence filmée en caméra subjective, de l'autre côté du miroir, où pour la première fois on est à la place du reflet. La scène, teintée de mélancolie et procurant une sensation d'enfermement, nous montre une Anne-Marie monomaniaque, en train d'obstruer notre champ de vision avec du papier journal. Le double incarne donc la part de lucidité du personnage, de plus en plus étouffée et impuissante face à la progression de la maladie. Ce double fera même une apparition hors miroir, dans la spectaculaire scène du RER au cours de laquelle toute distinction entre double et original devient impossible.

Tout comme la schizophrénie de l'héroïne est représentée par les différents jeux de miroirs, son obsession est communiquée au spectateur par la dimension géométrique du film. La ligne, qu'elle soit droite ou courbe, est omniprésente (nombreuses scènes de transport ferroviaire donc "guidé", échangeurs d'autoroute, décors intérieurs), comme un symbole de l'espace unidimensionnel suffisant pour décrire la trajectoire mentale d'Anne-Marie, toute entière portée vers son obsession : découvrir l'identité de la nouvelle compagne d'Alex.

Bien que plus classique d'un point de vue narratif, sa mise en scène exceptionnellement inventive et son montage très travaillé donnent à "L'Autre" un indéniable caractère "Lynchien".

Fred

Publié dans Cinéma

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M
Je crois bien que c'est la première fois que j'entends parler de ce film. Or il m'intéresse tout particulièrement de par le thème qu'il aborde. Merci pour la découverte.
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